titre4

Enregistrer

La solidarité envers les agriculteurs est très forte dans les pays évolués. En pourcentage des recettes agricoles brutes, pour les années 1999 et 2000, les aides publiques ont été d'environ 70% en Suisse, 60% au Japon, 38% dans l'Union Européenne (UE), 23% aux USA, 18% au Canada. En 2001, l'UE a ainsi dépensé 93,1 milliards de dollars US en subventions agricoles, les USA 49, le Japon 47,7.
Dans la perspective de son élargissement à 25 pays (dix de plus !), dont certains ont de grandes surfaces cultivables (Pologne) et des productions prospères (Hongrie), l'UE a choisi de réduire sa générosité envers les exploitants agricoles. C'est la première raison invoquée pour justifier la réforme de la PAC (politique agricole commune de l'UE) lancée en 2002 (réforme Fischler), dont les effets vont bientôt se faire sentir.
Mais cette réforme est le résultat d'accords commerciaux internationaux, déjà anciens, conclus avec les USA, promoteurs d'un libre échange qui s'étend à toutes les " marchandises ", y compris culturelles. Premiers exportateurs mondiaux et techniquement très compétitifs, les USA cassent les prix des céréales, du coton, de la viande bovine, etc., d'autant plus facilement qu'ils favorisent une baisse du cours du dollar US par rapport à l'euro. Comme l'UE ne satisfait que 30% de ses besoins en oléagineux et protéagineux, destinés surtout à l'élevage (pois fourrager, tourteaux riches en protéines de qualité comme ceux de soja), et qu'elle s'est stupidement engagée en 1962 à laisser entrer les oléagineux sans droits de douane, elle en cultive de moins en moins et importe massivement du soja, aussi bien des USA que du Brésil, favorisés par leur climat. C'est un produit " stratégique ", mais il y en a d'autres ! Et, pour répondre à cette demande, le Brésil détruit massivement la forêt amazonienne.
L'OMC (Organisation mondiale du commerce, siégeant à Genève) a le pouvoir de trancher les conflits en imposant de lourdes amendes à ceux qui ne se soumettent pas à la règle du libre échange ou qui trichent, soit en subventionnant leurs produits à l'exportation (dumping), soit en taxant unilatéralement les produits importés (protectionnisme). L'UE ne peut donc que s'exécuter, à partir du moment où elle adhère à cet organisme. Mais, justement, vouloir gérer l'agriculture (comme d'ailleurs la culture) dans le cadre de l'OMC n'a pas de sens.
Il faut prendre en compte les particularités de l'agriculture dans la société, dans une perspective historique. Depuis le Néolithique, l'homme a pu se sédentariser, grâce à la découverte de la culture des céréales, plantes dont les graines sont à la fois riches en amidon, donc en énergie métabolisable, et sèches (15% d'eau, au maximum), donc faciles à stocker. De grandes civilisations urbaines sont apparues et se sont succédées. Mais, jusqu'à une époque récente, l'immense majorité des individus n'échappait pas à la condition d'agriculteur, c'est-à-dire à la nécessité de produire d'abord sa propre alimentation, à la sueur de son front, et de livrer le maigre surplus de ses récoltes à ses maîtres et à leurs dignitaires. Le statut d'esclave lié à son lopin de terre a longtemps prévalu, interdisant tout mobilité sociale. La productivité était d'ailleurs très faible, condamnant l'agriculteur à la misère. Les villes elles-même ne pouvaient pas se multiplier, faute d'un approvisionnement suffisant. Mais, jusqu'à une période récente, l'agriculture a façonné nos paysages et permis de les humaniser, alors que l'urbanisation galopante les détruit.
En Europe et aux USA, la révolution industrielle, due à l'utilisation d'énergies nouvelles, surabondantes (charbon de terre, au lieu du charbon de bois - du pétrole ensuite - et enfin de l'électricité), a permis l'apparition des classes sociales non agricoles, essentiellement les salariés. Les revenus de ces salariés ont augmenté beaucoup plus vite que ceux des agriculteurs, malgré les crises économiques, grâce à une augmentation continue de la productivité, grâce aussi à l'innovation technique et scientifique, qui favorise la consommation d'objets manufacturés et de services innombrables. Pendant ce temps, les prix agricoles dégringolaient.
Pour l'économiste, l'agriculture fait toujours partie du secteur primaire de l'économie, comme la pêche et l'exploitation forestière. C'est le secteur le plus pauvre : il occupe encore 60% des humains, mais ne fournit que 10% des revenus mondiaux. En France, si l'on compare l'évolution récente des revenus, par exemple de 1970 à 1989, le revenu agricole a évolué en dents de scie tandis que celui des autres catégories sociales augmentait continuellement. Résultat : l'exode rural à vidé les campagnes et continue de vouer certaines régions à la désertification, lorsqu'il se double d'un abandon des terres les moins productives ou les plus difficiles à exploiter. On se retrouve donc avec 2% d'agriculteurs dans la population active et les derniers se mettent, eux aussi, à détruire nos paysages, ainsi que des ressources aussi essentielles que l'eau potable.
Réunir dans une même union douanière, comme l'UE, des agriculteurs dont les surfaces cultivables sont extrêmement inégales d'un pays ou d'une région à l'autre, avec en plus des différences climatiques, des productions différentes, des moyens de production différents (degré de mécanisation, etc.) et des infrastructures disparates, ne peut que produire des effets dévastateurs. " Pour qui sonne le glas ? ", comme l'aurait écrit Ernest Hemingway. C'est toute la question qu'on se pose maintenant.
On aurait toutefois pu réfléchir au respect d'un principe simple. Ce principe essentiel, facile à comprendre, est l'obligation de ne pas trop s'écarter de l'autosuffisance alimentaire, pour chaque pays ou chaque groupe de pays (UE à 15 ou à 25). Cela n'a rien à voir avec la balance commerciale ! L'indépendance politique en dépend, car il faut pouvoir se défendre contre les menaces d'utilisation de " l'arme alimentaire ", que certains peuvent agiter en cas de crise. C'est évidemment incompatible avec la politique de l'OMC. Il faut savoir que l'UE à 15 n'a pas assez de terres cultivables pour nourrir sa propre population, humaine et animale. Elle ne peut pas garantir la qualité de tous les aliments qu'elle importe, le nombre de contrôles et d'analyses nécessaires étant impossibles à réaliser. Et elle contribue, par ses exportations de céréales subventionnées, à concurrencer mortellement les agriculteurs des pays pauvres, qui se précipitent en ville pour constituer la masse ouvrière que nos industriels délocalisateurs n'ont plus qu'à employer, à très bas prix, avec les conséquences sociales que nous voyons.
Mais les faits sont têtus. Dans la perspective d'une triple crise environnementale (changement climatique, épuisement prochain des gisements d'hydrocarbures, pénurie d'eau), à l'échelle mondiale, l'agriculture productiviste, celle de la " révolution verte ", est en danger. Le stock de blé mondial n'excède pas un mois de consommation : c'est insuffisant pour notre sécurité alimentaire en cas de crise. L'UE ferait bien de conserver et d'agrandir ses surfaces cultivées, de préserver la fertilité des sols, de réduire les graves nuisances de l'agriculture actuelle et de former ses agriculteurs en fonction de ces objectifs. Le retour à une agriculture " biologique ", qu'il vaudrait mieux appeler " normale ", est inéluctable. Pour cela, il faudra payer, et ajuster les subventions en fonction d'objectifs de développement durable.

                                                                                                                                    Pr. Jean MELLINGER

Ouvrage conseillé :
P. de Villiers et coll., 2003. - Reconstruire une politique agricole.
Ed. OEIL, F.-X. de Guibert, Paris, 166 p., ISBN 2-86839-885-5.